Crescendo dans l’affluence des visiteurs de l’exposition, mais aussi crescendo esthétique tant le dispositif a su jouer avec les feux de la ville lumière tout en éclairant les esprits quelques jours avant le lancement des nuits debout. Mais auparavant la caravane est passée par la banlieue. Nanterre puis Saint-Denis.
Nanterre la rouge a aussi été un haut-lieu des luttes de l’immigration. Coincée entre des bâtiments administratifs et une petite surface commerciale, la petite place qui accueille les 26 cartes postales grand-format de l’exposition et son bus multimédias fait pourtant triste figure dans le matin frisquet. Le combat pour l’égalité n’est plus ce qu’il était dans les quartiers de la ségrégation urbaine et la visite bien intentionnée des édiles locaux se heurte fatalement à une prise de bec avec les oubliés de la politique du logement en HLM. Ou de l’emploi. « Travail d’arabe ? » s’interrogent tout haut les tenanciers du bar du coin à la lecture d’un panneau de l’exposition. « Encore des gratteurs de la misère ! » en concluent nos philosophes de comptoir revenus du militantisme. Il faut dire qu’ils ne sont pas aidés par l’actualité et les bonnes lectures : « Le suicide français » du triste sire Zemmour trône sur les rayons à l’entrée de la bibliothèque municipale voisine.
Ah ! la méconnaissance et le délire public sur l’immigration. Quand on parle des Arabes et des Africains – ça va du café du commerce aux mauvaises pages de Zemmour et compagnie – il faut bien dire qu’une méconnaissance crasse se substitue à toute faculté d’entendement. Parce que ce n’est pas bien compliqué ce qui se raconte sur l’immigration depuis des lustres. C’est même une banalité affligeante qui sous-tend la force du préjugé, la capacité à s’auto duper, à prendre les vessies pour des lanternes, à nier les évidences, à préférer l’illusion, le phantasme, le double mythique à la réalité des choses à portée d’œillade. Cette banalité du stéréotype met en musique les lubies nationales et c’est tout un lexique et une grammaire du langage social qui sont abîmés par ces travers cachés de la discrimination. Or c’est précisément tout le pari du téléphone arabe que de retourner contre lui-même cet héritage du stigmate. Le 19 mars à Nanterre, les gamins des quartiers se pressent à l’entrée du bus multimédia pour assister à la projection de six modules animés : chacun à sa manière s’attaque à un type de discrimination (origine, emploi, genre, territoire, parcours scolaire, santé) et les rires qui fusent témoignent du succès de cette déconstruction par l’humour. Sur la petite place, l’exposition procède quant-à-elle à une mise en abime dans le cours ordinaire des choses en jouant avec les mots et les situations.
Ces jeux sémiotiques dénoncent tout ce qui est factice avec une cinglante ironie pointant toujours le côté risible pour mieux mettre en dérision les clichés de la société des gens bien comme il faut. Qui à Nanterre a saisi le message ? Je n’ai rencontré que quelques étudiant(e)s ayant compris la vertu des masques et les extravagances du bouffon qui fait semblant d’être un imbécile pour mieux mettre en relief la bêtise des gens réputés très sérieux. Mais c’est surtout la discrète rigolade des chibanis découvrant l’exposition que je retiens. Car si les stéréotypes du mépris social peuvent enfermer des destins dans la honte, le rire de l’ancêtre est toujours une leçon de dignité qui suggère une échappée belle !
Autre décor à Saint-Denis. Les panneaux de l’exposition du téléphone Arabe se sont déployés aux pieds de la basilique des rois de France. C’est jour de marché et les visiteurs sont au rendez-vous malgré le froid. De simples badauds qui s’interrogent sur le sens du téléphone arabe. « C’est pas comme ça qu’on appelait les mouchards pendant la guerre d’Algérie ? » Mais la plupart devinent que tout l’enjeu est de dépasser l’héritage colonial, et qu’en poussant le trait du stéréotype jusqu’à son point de rupture, il s’agit toujours d’amener le spectateur passif à la réflexion. Les militants de passage – anciens du MIB et des luttes de l’immigration – l’ont bien compris et palabrent par petits groupes en visitant l’exposition. Certains évoquent la vertu du rire dans les quartiers où la moquerie et l’autodérision ont toujours permis d’ouvrir une brèche dans la muraille des clivages sociaux. D’autres insistent sur l’impasse du regard des citoyens bien comme il faut, ce regard embué de clichés qui pèse si lourd dans la vie des quartiers. Comment s’armer contre ce regard lorsqu’on sait que celui-ci souffre d’un refus de voir, non par méchanceté le plus souvent, mais pour demeurer en sécurité avec les images de soi-même ? Le reste est affaire d’entreprise politico-médiatique. Le commerce des petites peurs de tout un chacun.
Le problème c’est aussi que le stéréotype prolifère et durcit. Même dans son intimité, l’immigré craint toujours de voir sa vie envahie par une image publique. C’est difficile de sortir du délire d’autrui. On en fait des cauchemars la nuit. Le pire c’est qu’on en arrive à confondre sa propre peur et une peur publique produite par la furie des autres. Les banlieues sont pleines de gens qui deviennent les imitations d’un stéréotype. Ils ont fini par se voir comme les autres les voient. Ainsi des Gavroche de Saint-Denis dans leurs uniformes de marque à la mode banlieue qui leur servent d’armure face au monde : même leur façon d’occuper le bitume et le macadam en faisant le plus de bruit possible n’est qu’une manière grossière de se battre contre les clichés et de transformer leur peur en rage !
Pourtant le téléphone arabe leur montre d’autres modes de retournement du stigmate qui prennent une dimension culturelle en puisant dans l’expérience de la discrimination une forme d’expression qui mêle le tragique au comique. C’est ce qui permet de faire corps avec son expérience aussi douloureuse soit-elle, de mettre le doigt sur des blessures collectives, d’explorer un espace de jeu sous le joug des contraintes pour faire émerger une voix étouffée par le vacarme des autres. Le jeu des masques devient créateur lorsqu’il retrouve la mémoire d’une expérience collective car il révèle quelque chose de partagé autre que la peur et la déshérence. Quelque chose d’un feeling commun qui transparait dans le rire et qui depuis toujours permet aux gens le la banlieue de supporter le mépris social sans jamais l’accepter. En cassant les clichés, le téléphone arabe conduit ainsi le regard du passant à s’interroger. Au lieu d’en rester à l’image de quartiers de l’immigration assujettis par les clichés publics, l’exposition laisse entrevoir la force de transfiguration d’une communauté d’expérience et convie le regard à percevoir une mystérieuse beauté qui garde une dimension tragique.
Mais ce sont aussi des voix dont le téléphone arabe se fait l’écho. Le visiteur est invité dans un espace plus intime du bus multimédia pour témoigner de son expérience. Les enregistrements vidéo laissent ainsi entendre des paroles tenues à ras le drame, paroles naïves, brutales, pathétiques, racontant des vies jetées au rebut par l’écume de l’actualité. Les voix sont souvent cassées, brisées, graves ou criardes, mais d’autres plus profondes s’expriment aussi. Ce sont celles de militants, d’acteurs anonymes ou d’écorchés vifs qui refusent de se rendre et dramatisent les scènes de la discrimination, les corsent à coups de mots. Le téléphone arabe ajoute son récit à celui des acteurs en ouvrant de nouvelles perspectives à leurs mots, non pas en répétant ces derniers ou en collant au discours à la lettre, mais en vertu d’une fidélité au sens des histoires racontées. Du désordre des histoires, des figures avec des mots qui cherchent le rythme de vie peuvent ainsi s’énoncer. C’est toute l’ambition d’un web documentaire qui inaugure les ateliers audiovisuels d’une expression citoyenne : « On se la raconte »!
Ahmed Boubeker, Sociologue spécialiste des processus migratoires, professeur à l’université de Saint-Etienne